Le Chambon-sur-Lignon, une terre de « Justes » en Haute-Loire

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Plusieurs médias ont relaté le legs par Erich Schwam, un pharmacien d’origine juive autrichienne décédé le 25 décembre 2020, de la somme de deux millions d’euros au village du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire). C’est l’occasion de revenir sur l’histoire de ce lieu, aujourd’hui connu pour son identité de « montagne refuge » avec en coïncidence, la récente publication des Mémoires de l’un de ses protagonistes : le pasteur André Trocmé.

Le Chambon-sur-Lignon est situé sur le plateau du Vivarais-Lignon, aux confins de la Haute-Loire, de l’Ardèche et des Cévennes. Comme les 17 localités du Plateau, sa population est marquée par le protestantisme depuis le XVIe siècle. Avant-guerre, le tourisme se développe grâce à une petite ligne ferroviaire, plusieurs hôtels et des maisons d’enfants. C’est dans ce milieu géographique et humain que près de 3500 juifs persécutés, dont un tiers d’enfants, trouveront refuge jusqu’en 1944.

Pourquoi ce sauvetage massif ? Comment s’est-il déroulé ? Comment se remémorer ces événements aujourd’hui ?

L’entre-deux guerre : christianisme social et pacifisme

Dans cet isolat, des pasteurs liés à des organismes nationaux et internationaux arrivent dans les années 1930. Porteurs de convictions pacifistes, ils font vibrer chez leur paroissiens la corde historique de leur propre persécution après la révocation de l’Edit de Nantes. Deux d’entre eux, très mobilisés pour le sauvetage : André Trocmé et Edouard Theis, ont étudié à l’étranger et prônent l’objection de conscience.

Dans la première moitié du XXe siècle, l’Œuvre des enfants à la montagne, émanation du courant de christianisme social au sein du protestantisme, organise les séjours sur le Plateau d’enfants de mineurs de Saint-Étienne et d’autres villes, avec l’appui d’André Philip. En 1938, les pasteurs Trocmé et Theis créent le Collège Cévenol, institution privée devant permettre aux jeunes protestants du Plateau de recevoir une éducation de qualité et être un lieu de rencontre entre enseignants français et étrangers. Enfin, des Allemands antinazis et des Espagnols fuyant le franquisme sont accueillis à la veille de la guerre.

Dès le 23 juin 1940, lendemain de l’armistice, André Trocmé prononce un sermon, dit des « armes de l’esprit » inspiré de ses convictions pacifistes, véritable manifeste contre le futur régime de Vichy :

« Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. Nous faisons appel à tous nos frères en Christ pour qu’aucun n’accepte de collaborer avec cette violence. »

Un premier refuge « légal »

Entre 1940 et l’été 1942, grâce à certains organismes : le Comité d’entraide Quaker, la Cimade, le Secours suisse aux enfants, l’Amitié chrétienne, l’Œuvre de Secours aux Enfants (OSE), c’est légalement que des réfugiés arrivent sur le Plateau. Ils sont exfiltrés de camps d’internement de Zone sud et placés dans des centres d’accueils agréés par les préfectures.

Les autorités sont donc au courant de cet état de fait, et il semblerait que le préfet de Haute-Loire, Robert Bach, n’ait pas fait de zèle pour faire appliquer la législation contre les Juifs ; ses bonnes relations avec le pasteur Trocmé l’auraient rendu sensible à l’ambiance internationaliste qu’il promeut sur sa paroisse, mais il n’en est pas moins maintenu à son poste. Le 10 août 1942, Georges Lamirand, secrétaire d’État à la jeunesse du gouvernement de Vichy se rend au Chambon ; il est accueilli froidement et un groupe d’élèves du Collège cévenol lui adresse une protestation contre les mesures antisémites. En cet été 1942, le Plateau accueille aussi deux intellectuels notoirement connus pour leurs positions politiques : Albert Camus et André Chouraqui.

Les événements du second semestre de l’année 1942 : les rafles massives de Juifs étranger du Vel d’Hiv (juillet) et de Zone sud (26 août) puis l’invasion de cette zone par les Allemands (novembre) modifient l’organisation du sauvetage.

Le refuge clandestin et l’implication des habitants

Les pasteurs du Plateau prennent clairement position contre les rafles ; l’un d’eux, André Bettex, déclare dans son sermon du 16 août 1942 :

« La conscience ne peut que se révolter à l’égard des mesures prises contre les Juifs. Notre devoir est de les secourir, de les cacher, de les sauver par tous les moyens possibles ; je vous engage à le faire. »

Cette prise de position fait écho à celles d’ecclésiastiques catholiques, tels que Mgr Saliège, archevêque de Toulouse ou Mgr Théas, évêque de Montauban qui contribuent à sensibiliser l’opinion publique sur le sort des Juifs.

Avertis de la rafle du 26 août 1942, les foyers-refuges du Plateau sont évacués et les tentatives d’arrestations menées par la gendarmerie échouent. Mais c’est la fin de l’accueil « légal » : les organisations passent dans la clandestinité, les familles réfugiées sont réparties dans les fermes dispersées et prennent de fausses identités. Ce sont donc d’innombrables paysans – et notamment des paysannes – qui ouvrent leur foyer. Toutes les professions sont mobilisées pour l’entraide : soins gratuits, fabrique de faux papiers en vue de fuir vers la Suisse, non-signalement des enfants juifs… Les habitants catholiques ne sont pas en reste dans cet élan d’accueil.

Mais la répression des autorités de Vichy puis des Allemands est plus dure : le 13 février 1943, les pasteurs Trocmé et Theis, ainsi que le directeur de l’école primaire sont arrêtés et internés au camp de Saint-Paul d’Eyjeaux, prés de Limoges. Ils seront libérés après une intervention de l’Église réformée de France. Le 29 juin de la même année, 18 étudiants du foyer des Roches et son directeur sont emmenés par des policiers allemands. Sept d’entre eux ont survécu.

André Trocmé, Roger Darcissac et Edouard Theis à la sortie du temple le jour de leur retour de camp.
Fonds Darcissac, Commune du Chambon-sur-Lignon, Author provided

Le Plateau est également propice à la formation de maquis : dès le début de l’année 1943, des réfractaires au Service du Travail Obligatoire trouvent refuge dans des fermes et certains pasteurs, qui n’adhèrent pas aux idées de non-violence de leurs confrères leur apportent leur aide. Alors que la Résistance s’oriente vers la lutte armée, les maquis s’organisent avec l’appui de missions interalliées et prendront une part active à la Libération.

Une commémoration tardive

Après 1945, les réfugiés tentent de retrouver leurs proches, dont beaucoup ont été exterminés. Quant aux habitants du Plateau, ils reprennent le cours de leur vie et cette « résistance civile » reste dans l’ombre. C’est en 1979, soit près de 40 ans après ces faits, qu’une première cérémonie a lieu au Chambon, lors de la pose d’une plaque commémorative par d’anciens réfugiés résidant depuis aux États-Unis ; ces retrouvailles entre sauveteurs et sauvés enclenchent un travail de reconnaissance mémorielle.

En 1990, Yad Vashem (Institut International pour la mémoire de la Shoah) décerne à titre exceptionnel un diplôme de Juste parmi les Nations à l’ensemble des localités du Plateau. À travers la figure du Juste, cette forme de « résistance civile » va progressivement être reconnue, étayée par des travaux d’historiens (François Boulet, Patrick Cabanel, Pierre Bolle), et des documentaires (Pierre Sauvage).

Tensions mémorielles

La décennie suivante est marquée par la tenue de deux colloques, en 1990 et 2002, qui reviennent sur des lignes de débats, quelque peu apaisées avec la disparition des témoins de l’époque : les zones de forte implantation du protestantisme en France ont-elles toutes connu de tels phénomènes de sauvetage ? Y a-t-il un conflit mémoriel entre deux formes de résistance qui ont cohabité sur le plateau : une résistance « civile », non encadré par des mouvements et inspiré des courants pacifistes et une résistance plus classique (mouvements, maquisards) ? Les autorités allemandes ont-elles « fermé les yeux » ou n’ont-elles pas eu les moyens d’agir ? Cette dernière question reste entière du fait de la méconnaissance de l’organisation des troupes d’occupation en Auvergne.

De la reconnaissance officielle au Lieu de mémoire

Le 8 juillet 2004, Jacques Chirac se rend au Chambon. En écho à son discours du 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv où il déclarait

« La France ce jour-là accomplissait l’irréparable », il prononce ces mots : « Dans l’anonymat, la discrétion, dans le simple élan de la main tendue, de la fraternité et de l’humanité partagées, refusant la loi de la haine, “le Plateau”, Juste parmi les nations, a grandi la France. »

Le 18 janvier 2007, ce sont ces Justes qui sont collectivement honorés au Panthéon.

Ce long travail historiographique et mémoriel aboutit le 3 juin 2013 à l’inauguration du Lieu de mémoire au Chambon-sur-Lignon, qui propose un parcours à vocation pédagogique expliquant l’histoire du sauvetage et tente de concilier les différentes formes de résistance. Le lieu est membre du Réseau Mémorha, qui a coorganisé en mai 2016, une rencontre sur le sauvetage massif des Juifs au Chambon, Moissac (Tarn) et Dieulefit (Drôme).

Au bout de ce cheminement historique, il reste les femmes et les hommes du Plateau qui ont hébergé réfugiés juifs et maquisards. Terminons en donnant la parole à l’un d’entre eux, Roger Darcissac : « Ça s’est passé tout simplement, sans complications ; on ne s’est pas demandé pourquoi en faisait ça, parce que c’était humain. »

Olivier Vallade, Ingénieur d’étude CNRS Historien, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Creative Commons / Wikimedia


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